Perdre sa vie à la gagner ? No way !

Bronnie Ware, une infirmière australienne qui a passé une grande partie de sa vie à travailler en soins palliatifs a publié un livre intitulé The Top Five Regrets of the Dying (Les 5 plus grands regrets des mourants). Ces personnes en fin de vie se repentaient d’avoir vécu sur le modèle dessiné par d’autres, avoir … Continued

Bronnie Ware, une infirmière australienne qui a passé une grande partie de sa vie à travailler en soins palliatifs a publié un livre intitulé The Top Five Regrets of the Dying (Les 5 plus grands regrets des mourants). Ces personnes en fin de vie se repentaient d’avoir vécu sur le modèle dessiné par d’autres, avoir été suiveur, avoir trop travaillé, ne pas avoir passé assez de temps avec les gens qu’ils aimaient, ne pas avoir suffisamment dévoilé leurs émotions. Et si l’on se décidait enfin à être vivant pour ne rien regretter ? Aujourd’hui les maître-mots pour ne plus perdre sa vie à la gagner et pour devenir (enfin) soi sont l’autonomie, la confiance, la liberté, l’autogestion et l’estime de soi, en entreprise comme dans sa vie personnelle. Le devenir soi se révèlerait en réalité un sujet éminemment politique: la quête de sens, le bien être et l’épanouissement de chacun pourrait bien avoir un impact social, économique et environnemental. Décryptage.

 Libérons le travail !

Nous passons la plus grande partie de notre vie au travail. Pour autant, l’aimons-nous vraiment, et surtout, a-t-il un sens ? A en croire la racine latine du mot travail -Trepalium qui signifie instrument de torture- l’être humain aurait tendance à associer celui-ci à la pénibilité. Labeur, besogne, corvée, tâche, gagne-pain… Notre langage regorge de mots qui décrivent une réalité professionnelle de contraintes, d’épuisement. Et lorsque zèle il y a, il devient lui aussi excessif, usurpé et détourné au profit de la compétition et de l’exigence de performance. Les mots liberté, sens, enthousiasme, bonheur, cœur, amour, respect trouvent difficilement leur place dans un paysage où le travail s’est désincarné et standardisé. « L’œuvre », le travail des mains décrit par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne (1958), a disparu au profit d’une société « liquide » de services, d’immédiateté, et du tout jetable. L’homo faber -l’homme fabricateur- a laissé place à l’animal laborans -l’animal travailleur- qui doit se perfectionner constamment (pour entretenir notamment notre système économique), travailler sans penser aux générations futures et sans pouvoir mesurer le résultat de ses efforts, comme l’analyse Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie magazine, dans le dossier « Votre travail a-t-il encore un sens ? ».

Nous ne façonnons plus de la matière avec nos mains. Nous manipulons désormais des flux d’informations continus. La problématique inhérente au monde du travail concernerait en réalité notre rapport au temps et à l’accélération de celui-ci. D’une part, la mondialisation et la compétition capitalistique ont créé une tension autour de la valeur travail avec les délocalisations massives et « le toujours plus ». D’autre part le numérique, l’omniprésence des écrans et la quasi-instantanéité de l’information et de la communication ont aussi contribué à accélérer la cadence, créer le diktat de l’efficacité, de la réactivité, de la performance et du rendement. Le tout, sans la moindre limite.

Le burn-out, le mal du siècle

Dans ce monde global interconnecté, le temps se contracte irréversiblement : si l’ouvrier chinois coûte moins cher par heure travaillée, l’ouvrier occidental doit en toute logique augmenter sa cadence et sa productivité pour ne pas perdre son travail. C’est aussi vrai dans l’industrie que dans un monde de bureaux, de banques, d’assurances. « Pour sauver notre poste ou notre peau, nous avons éjecté tout ce qui pourrait nous ralentir, tout ce qui nous rend humain : l’autre, le différent, la spiritualité et le temps », déclare Flore Vasseur, entrepreneur et romancière, à l’occasion du Colloque Gypsy, tenu devant 900 psychiatres, psychologues, psychanalystes, et personnel infirmier en décembre dernier. Pas étonnant alors que le fameux burn-out soit considéré comme le mal du siècle. Pendant que les horloges s’emballent, les employés se consument de l’intérieur et finissent par ne plus trouver de sens. Travailler deviendrait alors toxique : certains ont le sentiment d’être engloutis, d’y laisser leur âme et leur liberté. D’autres s’aperçoivent qu’ils ne sont que le le rouage d’un système capitaliste qui instrumentalise leurs peurs, leur ignorance, ou pire, leur vanité pour se maintenir. « Nous avons intériorisé que notre place dans la société dépend de notre capacité à faire fructifier ce système », explique Flore Vasseur.

Des salariés désengagés et malheureux au travail

Pourquoi endure-t-on alors un travail qui n’a d’autre objectif que de contribuer à l’appareil productif, faire croître le PIB en détruisant la planète aux ressources limitées? Certains ironiseront en répondant que c’est pour pouvoir payer nos loyers, nos crédits et l’essence de notre voiture… pour se rendre au travail ! D’ailleurs, Trepalium désigne aussi une sorte de cage dans laquelle on place les grands animaux pour les immobiliser afin de pouvoir les opérer. « En France, seulement 11% des salariés se lèvent le matin avec le sourire. C’est ce que l’on appelle les salariés engagés (selon une étude Gallup)», raconte Isaac Getz, Professeur à L’ESCP Europe, dans le film Le bonheur au travail de Martin Meissonnier. Il déclare : « 58 % des salariés sont désengagés : ils vont au travail seulement pour chercher leur salaire et non pas pour prendre des initiatives. Quant aux 31 % restants, les salariés activement désengagés, ils sont tellement malheureux au travail qu’ils viennent chaque jour saboter ou détruire. Est ce que ces salariés étaient comme ça le premier jour où on les a recrutés ? »

 

Démotivés, ils ne l’étaient probablement pas, mais cela, c’était avant de passer sous les fourches caudines d’un management encore trop tayloriste, pyramidal et de ressources humaines qui n’ont parfois d’humain que le nom : au lieu de gérer de l’humain par de l’humain pour des humains, on gère des chiffres par les chiffres pour les chiffres. Ces dernières décennies, la machine bureaucratique a imposé son rythme, sa lourdeur, sans s’adapter à l’évolution de la société. Dans ce système économique organisé, hiérarchisé et standardisé, les employés peinent à révéler leur propre talent, leur créativité. Mais être malheureux au travail, est-ce vraiment une fatalité ? N’existe-il pas une écologie du travail ? L’appliquer ne serait-il pas plus économique en fin de compte ?

 

Les entreprises libérées et l’économie du bonheur

Face à cette modernité désincarnée, une nouvelle tendance se dessine : les entreprises libérées et l’économie du bonheur. A l’instar des entreprises décrites dans le film de Martin Meissonnier « Le bonheur au Travail », la biscuiterie Poult, l’entreprise W.L Gore ou encore Chronoflex, certaines sociétés décident de faire confiance. Partant du principe que l’homme est bon, elles privilégient les objectifs au contrôle des horaires, la réussite du collectif à la réussite individuelle. Ces dernières laissent les employés innover, récompensent leurs idées, mettent en place l’auto-organisation. Exit les syndicats et la hiérarchie, finis la cadence et le pointage. C’est ce qu’a expérimenté l’entreprise Favi, emblématique des entreprises libérées. « La confiance rapporte plus que le contrôle », confirme Jean-François Zobrist ancien patron de cette société qui explique qu’en réalité, le management traditionnel n’est pas forcément rentable. En effet, les entreprises libérées suppriment la hiérarchie pour faire de chaque employé un leader. Il s’agit de la fameuse théorie Y de Douglas Mc Gregor, professeur de management au Massachussets Institute of Technology (MIT) et docteur en psychologie diplômé de Harvard. Pour lui, les êtres humains savent s’auto-motiver, régler des problèmes et peuvent s’épanouir dans leur travail si on leur en donne la chance.

Toyota, Poult, Chronoflex, Gore : la fin des patrons

Une des premières entreprises à avoir expérimenté le lean management (le management maigre) ou le « Kaizen » (mot japonais pour désigner l’amélioration continue), c’est Toyota. Son principe : proposer de s’appuyer sur l’intelligence des salariés et gagner en efficacité en simplifiant la hiérarchie. Etre juste, dire la vérité, respecter l’individu, réveiller sa curiosité intellectuelle sont désormais des valeurs de l’entreprise de demain. C’est ainsi que la biscuiterie Poult à bout de souffle, s’est métamorphosée grâce à l’arrivée de son nouveau PDG, Carlos Verkaeren. En 2007, il a mis en place la participation active des collaborateurs en travaillant sur l’autonomie, la recherche d’innovations de rupture au sein des cinq usines en France. Les 400 salariés reprennent alors leur destin en main et réinventent ensemble l’avenir de l’entreprise. Les anciens chefs d’équipe ont été remplacés par des animateurs d’unité. Plus de poste de DRH, les décisions se prennent de manière collective, presque comme au sein d’une SCOP (Société coopérative et participative). Et ce modèle d’innovation participative fonctionne : en 2013, Poult a affiché une croissance largement supérieure à celle du marché (+ 12 % à 190 millions d’euros). Chronoflex, une entreprise de dépannage de flexibles hydrauliques, basée en Loire Atlantique se libère également des coûts inutiles en supprimant les « bullshits jobs » ces boulots qui consistent à contrôler le travail des autres. Place désormais à l’autocontrôle, mais aussi à la rémunération variable décidée collectivement par les employés : chaque technicien reçoit une prime de 15% sur sa rentabilité individuelle, de 15% sur la performance collective de son équipe, et encore de 15% tous les six mois sur la rentabilité globale de l’entreprise. Quant à l’entreprise W.L Gore, elle invite chacun de ses employés à se recréer son espace de travail et à cultiver son projet personnel pour ne pas avoir la sensation de travailler et ainsi gagner de l’argent en s’amusant.

Créatifs culturels et génération Y

Cultiver son projet personnel. Devenir soi. Etre en accord avec ses valeurs. Faire dans la vie ce pourquoi on est fait pour donner le meilleur de soi-même peut s’avérer en effet utile à l’intérêt général. Développer l’être plus que l’avoir. Donner du sens à sa vie, à son travail, à ses relations avec ses autres. Prendre le temps de développer sa créativité et sa vie intérieure. C’est désormais une caractéristique des créatifs culturels, ces fameux créateurs de culture » prescripteurs de nouvelles valeurs dans la société ; mais aussi une spécificité de la générationY, cette génération née avec l’internet. Habituée de la coopération via la culture des réseaux sociaux, elle insuffle la fraternité et la culture collaborative au sein de l’entreprise. Abreuvée depuis son plus jeune âge au discours de crise, de la disparition des retraites et des droits sociaux, cette génération opte elle, pour la métamorphose : elle n’a plus rien à perdre et nous invite à nous réinventer. Elle est libre, en quête de sens, et souhaite rendre son travail utile dans un contexte de transitions et de changement de monde. Ces nouveaux résistants retroussent leurs manches, inaugurent l’ère du do it your self, (fais le toi-même), travaillent en réseaux, en open source, bricolent, réparent, « hackent » (ndlr : de l’anglais hack, qui signifie bidouiller, mots attribué aux passionnés d’informatique). Et si, comme eux, nous reprenions notre destin en main, en insufflant de l’autonomie et du sens dans nos vies, dans nos choix, dans notre manière d’exercer notre travail ou nos activités ? Si on devenait enfin soi et on s’autorisait à être heureux ? La maxime « travailler plus pour gagner plus » qui a séduit un jour, a des airs d’hérésie  aujourd’hui : travailler plus, produire plus, consommer plus, n’est plus soutenable dans un monde aux ressources limitées ! Remplaçons plus par mieux, et pensons aux générations futures : à l’horizon 2050, le travail devra ni plus ni moins être en résonance avec un monde qui doit atteindre la neutralité carbone afin que le réchauffement climatique ne dépasse pas 2°C à l’échelle planétaire. Et ce qui est bon pour la planète, l’est pour les hommes qui y habitent… Alors osons être heureux, devenons-nous mêmes et lâchons prise !

 

Valérie Zoydo