L’économie du partage, la nouvelle abondance

A l’heure de l’économie du partage, tout ce qui nous appartient est potentiellement louable. Dès lors, le citoyen collaboratif et producteur, en optimisant ce qu’il a, révolutionnerait la propriété : au delà de la sphère publique et de la sphère privée apparaît la mise en commun et la création d’une nouvelle abondance à partir de ce … Continued

A l’heure de l’économie du partage, tout ce qui nous appartient est potentiellement louable. Dès lors, le citoyen collaboratif et producteur, en optimisant ce qu’il a, révolutionnerait la propriété : au delà de la sphère publique et de la sphère privée apparaît la mise en commun et la création d’une nouvelle abondance à partir de ce qui existe déjà. Il est désormais question de mettre en valeur ce qu’on a, ce qu’on est, et ce qu’on sait faire. (article paru dans le dossier L’économie collaborative, le nouveau contrat social, dans la Lettre de l’Ecolonomie parue en 2014) 

Le rendez-vous est fixé avec Thanh, 33ans, à 14 heures sur le parking de l’université de Bron, près de Lyon. Après de multiples trajets réalisés comme conducteur, il a acquis le statut d’ « ambassadeur » sur le site Blablacar, la société française de covoiturage qui vient de lever pas moins de 100 millions de dollars pour poursuivre son développement. Le principe de la plateforme est simple : mettre en relation conducteurs et covoitureurs. L’objectif de ce genre de services d’économie du partage est d’avoir une taille suffisamment critique pour que l’offre soit de plus en plus abondante et précise tout en préservant l’esprit « village ». Créer du lien entre les usagers et collecter des données, voici donc les ingrédients de réussite d’un service qui produit de la valeur à partir de ce qui existe déjà : dans ce cas précis les voitures des particuliers. Mais il peut s’agir aussi de mise à disposition de chambres chez l’habitant sur Homestay, l’emprunt d’objets dans votre quartier sur Peerby (le site anglophone annonce plus de 4000 objets dans un rayon de 30 minutes), l’échange de garde d’animaux entre particuliers avec Animal-futé, ou le partage de la machine à laver le linge du voisin sur La machine du Voisin.

Sur son profil, Thanh peut se réjouir de ses 5 étoiles et 28 avis pour le moins positifs : « Conducteur très sympa et attentionné vis à vis des passagers. N’hésitez pas à voyager avec lui », recommande Caroline ; « Conducteur très ponctuel et arrangeant. Sympathique tout au long du trajet, donc un covoiturage qui s’est très bien passé. Je recommande vivement », déclare pour sa part Jean Baptiste P. C’est ce que l’on appelle jouir d’une bonne « e-reputation » (réputation en ligne), élément indispensable à une activité collaborative réussie, que ce soit en covoiturage ou dans les sites tels que Airbnb (le leader des sites de partage d’appartements) ou Über (site de voitures de particuliers avec chauffeur). L’annonce de Thahn et ses bonnes notes rassurent l’utilisateur qui cherche quant à lui à provoquer de joyeux hasards : « J’aime le voyage, j’aime la route et ce sentiment de parcourir de nouveaux paysages. J’aime aussi le monde. Ainsi, j’essaie de le partager à ma façon. Covoiturer me permet de me racheter un peu de conscience écologique, réduire mon impact carbone et vous rencontrer… ». Ce photographe d’origine vietnamienne fait le voyage à Paris pour amener sa petite amie, Laetitia, traductrice de japonais : elle vient de dégoter une mission ponctuelle à l’ambassade du Japon. La conversation démarre sur les chapeaux de roue dans la vieille Chrysler voyager gris foncé. La voiture ne transporte à l’occasion de ce trajet, que des trentenaires issus de la génération post-Erasmus, néo-nomade, gourmande de mixité et de rencontres. Mais aussi … habituée du système D. Laetitia, surdiplômée, oscille entre les missions ponctuelles et le RSA. Une liberté et une souplesse – à la fois choisie par convictions et subie par le peu d’opportunités sur le marché de l’emploi- qui lui permettent de se poser des questions, de donner du sens à sa vie et d’avoir recours à l’économie du partage par nécessité financière mais aussi par culture. « Cette génération collaborative, impulsée par les réseaux sociaux, ne demande pas la permission pour s’exprimer et passer à l’action. Elle a un pouvoir d’une autre catégorie en s’emparant du média pour vivre et produire autrement», explique Javier Creus, Fondateur du Think Tank Ideas for Change à Barcelone et membre de la communauté collaborative OuiShare. Et de poursuivre : «  Ces citoyens dissocient les activités qui génèrent des revenus de celles qui créent de la valeur. Ils sont dans une autre forme d’abondance en mettant en commun ce qu’ils ont. Alors que dans les mentalités, l’unique revenu légitime est supposé venir du travail. Eux, quand ils agissent, ce n’est pas toujours l’argent : ils font des choses parce qu’ils pensent que ça vaut la peine de contribuer pour créer des opportunités pour eux et pour d’autres, comme un article sur Wikipedia.».

La connectivité : le défi de transformation de l’appareil productif vers l’abondance

Ce nouveau mouvement sociétal émerge alors grâce à la combinaison de nombreux facteurs : une citoyenneté éduquée, l’érosion de l’Etat Providence, la crise, la révolution numérique, le développement exponentiel de la puissance de calcul et des volumes de stockage, l’explosion de la connectivité et de l’immatérialité, l’émergence de communautés. « Comme dit le chef étoilé Ferran Adria, le secret est dans la recette pas dans les ingrédients », explique Javier Creus qui fait partie de ces optimistes qui pensent que l’économie collaborative annonce la création d’une nouvelle abondance. Alors qu’elle est donc le secret de « La formule du succès » ? Cette recette, il l’a théorisée et appelée Pentagrowth. Elle est basée sur cinq éléments : la capacité à connecter (Connect), la manière de construire l’inventaire (Collect), l’empowerment des usagers (Empower), le fait de permettre à d’autres entreprises de faire du business avec vous (Enable) et la disponibilité pour partager des connaissances ouvertes (Share). Pour arriver à cette conclusion, il a analysé la croissance exponentielle de 50 entreprises digitales entre 2008 et 2012 (+50%), parmi elles : Facebook, Twitter, Netflix, Spotify, également les pionnières Wikipedia ou Ebay, mais aussi la nouvelle génération de l’économie collaborative : de Airbnb à Zipcar ou BlaBlaCar, en passant par Coachsurfing (mettre à disposition le canapé de son salon à des voyageurs) , Taskarabbit (permettre aux utilisateurs de faire appel à d’autres pour réaliser des tâches de la vie quotidienne contre une commission de 15%, l’équivalent en France est « pas envie.com ») ou Lending Club.

« Nous sommes face à un nouveau modèle économique qui affecte les trois piliers du système : le capital, les ressources humaines et les ressources matérielles. Nous opérons des sauts dans la capacité à nous connecter : tel est le grand défi de la transformation de l’appareil productif », affirme Javier Creus. Ainsi, la variable « Connect » explique que le succès d’une plateforme dépendra du choix technologique adopté : le web 1.0 (web conventionnel), le web social et participatif, le mobile ou l’internet des objets. Plus le service ou l’application sera en mesure de connecter et d’être partagé plus il sera amené à réussir, car la manière d’être dans la réalité de la génération collaborative est publique et contributive.

L’abondance absolue de l’immatériel

Ensuite, la construction de l’offre. Si dans le capitalisme traditionnel, la loi de l’offre et de la demande conditionne la valeur d’un service, d’un produit et la valeur travail pour réaliser ces derniers, la donne change dans l’économie collaborative. La grande nouveauté, c’est qu’on utilise des actifs qui existent déjà : ceux qui offrent le service ne font que recueillir ce qu’ils trouvent dans le système. C’est le fameux inventaire de la formule du Pentagrotwh : il en existe deux types, celui qui est centralisé (Netflix ou Spotify) ou distribué (Youtube, ou Airbnb). Et c’est bien dans l’inventaire distribué que réside la clef du changement de paradigme : pour Javier Creus, l’exemple de l’encyclopédie participative Wikipedia est symptomatique de cette révolution. « Quand on utilise des actifs distribués tels que les articles ouverts de Wikipedia, on passe de la gestion de la rareté à la gestion de l’abondance offerte gratuitement, une abondance qui se révèle absolue dans l’immatériel et dans la connaissance, en matière de programmes, de design, d’algorythmes, d’open source… il s’agit d’un ordre de magnitude supérieure en matière d’efficience économique ».

Si nous semblons entrouvrir la possibilité d’une nouvelle abondance, cette dernière est encore clandestine, pas encore cadrée par la loi, oubliée des discours politiques ou des médias qui préfèrent encore raconter la crise. Avant qu’elle ne soit intégrée dans les mentalités, les discours sur ces nouvelles réalités doivent gagner peu à peu du terrain, tels des résistants du monde de demain. « La crise est une crise d’occupation, on ne profite pas suffisamment du citoyen collaboratif. Il est désormais question de mettre en valeur ce qu’on est, ce qu’on fait et ce qu’on sait faire. Et de réclamer notre droit à l’accès » insiste Javier Creus. Car le citoyen collaboratif, en optimisant ce qu’il a, révolutionnerait la propriété : celle-ci se partage et la création se distribue. « Nous vivions dans un monde où il y avait des gens et des entreprises. Maintenant nous sommes dans un monde où les gens deviennent des entreprises en 60 secondes a récemment déclaré Brian Chesky, le cofondateur d’Airbnb, dans une conférence. C’est là où entre en jeu le troisième point de la formule du Pentagrowth, « empower », c’est à dire la manière dont le citoyen reprend le pouvoir dans l’économie collaborative : sur Wikipedia, l’utilisateur peut choisir entre 17 rôles. « Si nous considérons le fait que Wikipedia a été construite seulement avec 1% du temps que consacraient les Américains à regarder la Télévision, c’est facile de se rendre compte de tout le potentiel humain que nous pouvons mobiliser ».

La mutation progressive du travail

Oui, mais… A nouveau, faut-il s’interroger : de quelle abondance parle-t-on réellement? Car même le paysage de l’économie collaborative semble pris en étau entre les vieux schémas du monde d’hier (en utilisant les notions capitalistiques de croissance ) et les nouveaux schémas qui prennent en compte d’autres indicateurs de richesse, comme l’humain, l’impact environnemental, le service, le don, l’écologie et l’échange. Derrière certaines start ups de l’économie collaborative, Airbnb, Über, Blablacar, se cachent des sociétés multimillionnaires. Quid des autres acteurs de l’économie collaborative dont l’impact est réel mais difficilement quantifiable? Comment mesurer la valeur créée par Woma, une fabrique de quartier dans le 19ème arrondissement de Paris qui réunit artisans, ingénieurs et bricoleurs, graphistes, biologistes, indépendants, entreprises autour de projets concrets ou encore celle de Carrotmob (Association qui pousse des communautés à s’organiser pour acheter un maximum de biens ou services d’une entreprise sur une petite période de temps afin de la récompenser dans son engagement de réaliser des changements socialement responsables) ? Pour Javier Creus, le débat ne repose pas sur la question des revenus, mais bien sur la question du travail : ce qui change dans notre société est notre rapport à l’emploi et la mutation progressive de celui-ci avec des machines toujours plus performantes et intelligentes. S’il est convaincu que le plein emploi ne reviendra pas, une explosion de nouvelles combinaisons dans la manière dont on produit de la valeur est en train d’avoir lieu: une nouvelle logique de mise en commun, de propriété partagée, de créations partagées et de ressources ouvertes à tous. « Nos sociétés et nos constitutions sont encore basées sur la propriété et le travail. Et nos systèmes mentaux, sociaux et économiques fonctionnent en termes d’employeurs et d’employés. Alors que le nouvel élément à prendre en compte aujourd’hui est que le citoyen collaboratif pense, lui, en terme de citoyen producteur, créateur de nouvelles richesses, d’abondance et de valeur. »

Vers le revenu universel de base

Que représente alors la véritable richesse de cette nouvelle économie ? Si le magazine américain Forbes estime le poids de l’économie collaborative à 3 milliards d’euros en 2013, sa valeur se trouve bel et bien au delà des chiffres puisqu’elle surfe aussi sur l’échange, la gratuité, l’impact social et autres externalités positives. Ce phénomène aux allures de miracle de la multiplication des pains, remettrait alors en question la valeur réelle de l’argent. On crée de l’argent ou de la richesse, à partir de presque rien. Et cet argent, que vaut-il quant à lui? La mort du prix, Cris Andersen, rédacteur en chef de la revue Wired, l’avait compris dès 2009, dans son livre Free !, « Je suis absolument convaincu que nous sommes dans une économie déflationniste où les prix vont continuer à baisser, et que zéro deviendra le prix d’entrée dans la plupart des secteurs au fur et à mesure qu’ils passeront au numérique », écrit Anderson. De la gratuité aux millions versés par Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook pour racheter la plateforme WhatsApp, les chiffres ne veulent peut-être plus rien dire dans ce monde de la mise en commun. Et c’est bien pour cela que Javier Creus et d’autres comme lui dans le milieu de l’économie collaborative milite pour le revenu de base : les chiffres virevoltent, le travail se métamorphose, et la richesse migre vers d’autres ailleurs. Le revenu universel de base, selon eux, doit devenir un droit pour tous, l’accès aux choses aussi. Dès lors, le citoyen producteur et collaboratif se libère des contraintes financières pour participer à la communauté autrement. Et Javier Creus de conclure : « La remise en question des deux piliers de nos constitutions -l’emploi et la propriété- mont   re qu’il faut réécrire notre contrat social et économique en réécrivant une constitution ». Et en effet, une société de citoyens qui n’attendent plus les institutions pour agir, crée les conditions nécessaires pour exercer le pouvoir autrement.

Valérie Zoydo