Apprendre à aimer l’inconnu

Contrairement à mes premières années dans le tango où j’ai revisité certaines de mes peurs, de mes inhibitions ou de mes blocages, peu de choses me déplaisent désormais dans cet univers. Je constate moins d’occasions de me plaindre. Je me suis entrainée à choisir ce qui me convient et à agir en conséquence pour ne … Continued

Contrairement à mes premières années dans le tango où j’ai revisité certaines de mes peurs, de mes inhibitions ou de mes blocages, peu de choses me déplaisent désormais dans cet univers. Je constate moins d’occasions de me plaindre. Je me suis entrainée à choisir ce qui me convient et à agir en conséquence pour ne pas avoir à subir. J’y ai appris à être responsable de mon confort, à dire non et à m’affirmer dans mon territoire et ma souveraineté. Bien sûr, je me souviens de faits que j’ai observés et dont je me suis préservée peu à peu, pour que le tango reste un moment de joie : les égos surdimensionnés, les compétiteurs, les hautains, les dominants, les dominés, les professeurs d’un soir qui ne dansent pas en rythme, les complexants, les complexés, les Don Juan, ceux qui oublient que l’hygiène est le B-A BA du tanguero, ou d’autres encore qui déplacent la danseuse comme on déplacerait un caddy ou une serpillère. J’ai observé également que certains se sentaient obligés d’exécuter illico toutes les positions qu’ils avaient dans leur répertoire sans vraiment se connecter de coeur à coeur. J’ai compris que le tango était un apprentissage pour apprendre à respirer et marcher ensemble en conscience. N’est-ce pas là toute la différence entre la pornographie et l’érotisme ? Le tango est le reflet de ce que nous sommes, en cela il propose une expérience très tantrique : il invite à avoir un rapport sensoriel au monde, le prendre à bras-le-corps.

J’ai observé aussi parfois un peu de lassitude dans le regard des danseuses assises sur le rebord de la piste en attendant d’être invitées. En vain. Et pourtant, elles reviennent. Toujours. Au même endroit. Avec la même patience, la même coquetterie et caressant le même espoir de vivre un moment suspendu sur la piste… Parfois, je me demande : est-ce du courage ou du masochisme ? Je ne sais toujours pas. On dit souvent que dans le milieu du tango parisien, il y a plus de femmes que d’hommes, donc forcément cela crée une tension, un rapport de pouvoir inversé, une expectative et surtout des peurs. Peur de ne pas être invitée, peur d’être jugée. Peur de ne pas être à la hauteur. J’ai moi aussi pu ressentir ces peurs à un moment donné, surtout au moment de ma « crise du tango ». Ce moment dans la vie d’une tanguera, où l’euphorie des débuts est passée, où le sentiment de toute puissance laisse place aux doutes, au travail sur soi, à la conscience de l’aspect illimité de cette danse, de son intelligence, au respect et à l’humilité vis à vis de l’énorme travail qu’il reste encore à faire pour toucher –un peu- une certaine vérité. Ce moment où l’on ne sait plus rien. C’est là que les choses intéressantes peuvent commencer et qu’il ne s’agit plus de doutes, de lassitude mais bien d’un choix. Abandonner le tango ou s’abandonner au tango. Je choisis le tango comme on choisit un voyage initiatique car c’est une véritable philosophie de vie, un art de vivre. Un outil de transformation.

Le tango va au delà d’une danse, il incarne le changement et en cela il résonne avec les pratiques liées à une nouvelle conscience : le yoga, la méditation, le tantra, la communication non-violente, la permaculture humaine. Car il s’agit d’un art qui connecte à la fois avec ce qui est vivant à l’intérieur de soi et à l’extérieur de soi. D’ailleurs le mouvement d’une milonga (le bal du tango)  est un vortex. Le vortex c’est le mouvement de la vie, de l’univers, c’est le mouvement des planètes autour du soleil. C’est peut-être pour cela que l’on ressent une énergie particulière dans une milonga et qu’on en devient accroc, car il y a quelque chose de terriblement vivant, comme un acte d’amour, à la fois à l’intérieur de l’abrazo et dans « l’œil du cyclone » qu’est la milonga. Dans le contexte de transitions, le tango développe des qualités utiles : s’ancrer dans le moment présent, se connecter à soi, à l’autre, rester aligné dans son axe, apprendre à marcher ensemble, s’abandonner à l’inconnu, faire respecter son territoire, ne pas fusionner, être authentique, apprivoiser le chaos de la milonga, sont autant d’éléments qu’il s’avère utile à mettre en place dans la vie, dans un monde qui change, en quête de valeurs, de sens et de repères.

Valérie Zoydo