REPOETISER LE MONDE, c’est résister

Le nom de Rudolf Steiner -le cofondateur avec Ita Wegman de la marque Weleda – m’a toujours interpellée pour ses écoles alternatives et sa philosophie de l’anthroposophie. Cependant, j’étais loin de m’imaginer qu’un voyage de presse organisé autour de cette marque pour découvrir ses jardins en biodynamie, me ferait reconnecter avec le romantisme. Récit.

Schwäbisch Gmünd, sud de l’Allemagne, 1e’ juillet 2019, 19h00.

J’ai une heure devant moi. Derrière l’hôtel, un chemin arboré m’interpelle. Je marche nonchalamment à l’inconnu, mon esprit vagabonde lui aussi : j’aurai davantage le temps de me perdre dans mes pensées que dans ce petit sentier.

Dialogue intérieur,19h05 :

– Je ne suis pas fan des voyages de presse, je ne me sens pas libre de travailler comme je veux, d’explorer le terrain à mon rythme. Il y a toujours cette ombre qui plane sur mon texte : attend-on quelque chose de moi ? Ce qui m’intéresse, c’est le côté spirituel et sociétal de l’ADN de la marque Weleda. Celui qui dérange la pensée dominante et le politiquement correct.

– La spiritualité… c’est tabou en France. On ne peut pas prononcer le mot « âme » sans être accusé de faire partie d’une secte. La pensée cartésienne et la séparation de l’Eglise et de l’Etat ont conduit à empêcher toute forme de pensée spirituelle sur la place publique (je dis bien spirituelle et non pas religieuse), l’émergence de nouveaux mythes ou d’une nouvelle conscience. La société occidentale se meurt de cela : il n’y a plus de transcendance, ni de sacré. L’absence de discours qui élèvent les coeurs et nourrissent nos âmes laissent la place aux extrémismes. Et si la citoyenneté avait besoin de spiritualité, c’est à dire l’évocation de la connaissance de soi au service du collectif, l’amour de son prochain etc. ? Bah, tiens ! Je poserai enfin la question autour des polémiques et des critiques dont a souffert la marque. J’irai constater par moi-même que Weleda n’est pas une secte.

-Cela dit je connais bien Sébastien, l’organisateur. Il me garantit que je pourrai écrire librement : je suis plus invitée en tant que bloggeuse et auteure que journaliste ou réalisatrice de documentaires. Parfait.

– Et puis… Ce n’est pas L’Oreal, Total ou Nestlé, non plus, hein ? Je peux me détendre. Là, on parle d’une marque de cosmétiques BIO vendue dans les « Biocoop », les « Bio c’est bon », les « Naturalia », les pharmacies et j’en passe, je pense qu’il n’y a rien à redire sur l’impact humain et environnemental du produit : Weleda est membre depuis 2011 de l’UEBT -Union for Ethical Biotrade-. Ça doit se savoir ça !

Evitons de se tromper d’ennemi, les copains journalistes ! Certains d’entre vous avez fantasmé de drôles de choses sur ces crèmes qui, selon leurs promoteurs, n’ont d’autres crimes à leur actif que d’allier santé et environnement (et provoquer parfois quelques réactions allergiques car elles n’utilisent que des produits naturels). Je vous garantis qu’elles ne font pas de nous des disciples de Raël. Et à ma connaissance, aucune notice n’invite au suicide collectif. (On se calme donc, allons plutôt ériger des cartons rouges à l’industrie textile, pétrolière ou nucléaire, et arrêtons de s’en prendre à ceux qui sortent du sillon et essaient de bien faire).

– Entre nous soit dit, découvrir les jardins en biodynamie, cueillir des fleurs de Calendula pour démarrer l’été, et apprendre à produire mon propre savon, ça me botte bien. (Et c’est plutôt bon enfant.)

-Non, vraiment, je crois que je suis loin de vendre mon âme au diable (Je l’espère en tous cas, je ne suis jamais sure de rien). Je n’ai pas attendu ce voyage de presse de 48h – dont quasi la moitié dans un train ou un bus- pour l’aimer cette marque. – Je la connais depuis des années. Ma petite sœur Sophie y a travaillé pendant quelque temps. Déjà, à l’époque, elle m’avait sensibilisé à la vision holistique de son co-fondateur : Rudolf Steiner. Et n’en déplaise aux détracteurs de l’anthroposophie, ce courant de pensée m’intéresse. Ce sera l’occasion d’en savoir un peu plus.

– Pendant toutes les années où Sophie a travaillé au service marketing à Madrid, pas un Noël sans que je ne reçoive un panel de crèmes : Grenade, Rose musquée, Iris, Amande… Si ce privilège est fini, je peux au moins affirmer que je connais bien ces produits. Et aux plus perplexes qui dénoncent la pensée de Steiner (qui soit dit en passant a écrit « La philosophie de la Liberté »… A bon entendeur ! Pourquoi ne pourrions-nous pas avoir la liberté de proposer une pensée magique ou spirituelle du monde ? Pourquoi ne pas avoir le droit de laisser libre cours à de nouveaux imaginaires? Quel est donc le système de pensée le plus totalitaire?), je leur réponds : m’appliquer cette crème n’a pas fait de moi un être sous influence ni une adepte de pratiques occultes… Soyons un peu sérieux. Arrêtons chers compatriotes français, d’être contre tout, tout le temps, dès qu’il s’agit d’innovation, d’écologie, de sacré ou de quête de sens. Cela devient ridicule d’associer les écologistes à de méchants complotistes qui veulent prendre le pouvoir ! Pour le moment, la soi-disant modernité nous conduit droit dans le mur : la Sibérie brûle, une espèce animale ou végétale meurt toutes les 20 minutes, même les abeilles sont en voie de disparition. Donneurs de leçons et autres chercheurs de poux : vous n’avez pas choisi la bonne tête ! Rudolf Steiner, attaché à l’idéalisme de Goethe, aspirait à la liberté de l’individu. « L’homme doit retrouver sa place dans le macrocosme et sa mission dans le monde, pour accéder, par l’autoformation de l’esprit, à la complétude ». 

Je poursuis ma marche et soudain je tombe sur une scène digne d’un film de Tim Burton ou d’une chorégraphie de Pina Bausch. J’ai l’impression d’être dans un centre de rééducation post-traumatique. Des personnes, plutôt des seniors, têtes grisonnantes, se baladent en plein air, à la queuleuleu. Ils pataugent, pantalons remontés dans une fontaine, tous accrochés à une barre en fer.

Intriguée, je pars me renseigner sur cette pratique. Un couple étranger m’explique qu’il s’agit d’un parcours de santé à base d’eau glacée et que cela permet de travailler la circulation. On me tend un prospectus : c’est une pratique impulsée par Sebastian Kneipp, un abbé qui a inventé une philosophie de santé globale à la fin du 19ème siècle. Je lève la tête, et je vois un panneau Weleda « en accord avec l’être humain et la nature ». Que vient faire un panneau Weleda ici ? Et quel est le lien avec le docteur Kneipp ? (Je crois que je tiens une piste dans mon enquête non-journalistique !)

Coup de bol, un philosophe fait partie du voyage et connait bien le travail de Sebastian Kneipp, docteur de l’eau, naturopathe et herboriste. Il appartient au courant de la Lebensreform (mouvement de la réforme de la vie). En effet, dans l’Allemagne de la fin du XIXème, début du XXème siècle, avait émergé une pensée alternative autour de la recherche d’une adéquation entre l’homme et son environnement, en guise de rejet de l’industrialisation et de l’urbanisation. « Elle s’affirme comme réforme de soi (Selbstreform) au sein d’une communauté repensée, notamment sur le plan économique. Elle visait ainsi à ouvrir une « troisième voie », transcendant à la fois le système capitaliste et le modèle socialiste, oscillant entre « capitalisme utopique » et « social-libéralisme ». 

Tiens, tiens… Rudolf Steiner, inspirateur et co-fondateur de Weleda aux côtés de la médecin Ita Wegman et du chimiste Oskar Schmiedel, faisaient partie du même courant. Il n’y a pas de hasard. Et l’anthroposophie dans tout ça ? Je dirais que forcément, il y a des vases communicantes puisque l’anthroposophie est un concept holistique de santé alliant nature et esprit. Au delà de la sagesse de l’homme, il désigne la conscience de son humanité. Il propose des applications pratiques de cette nouvelle conscience dans les domaines de l’éducation, la médecine, des thérapies artistiques, la pharmacie, l’agriculture, l’économie, la vie sociale, les arts. L’objectif : une harmonie de tous ces domaines avec la nature profonde de l’homme. La Lebensreform justement retient de Rudolf Steiner son concept anthroposophe d’agriculture biodynamique : une agriculture où l’homme prend soin du sol, joue avec les forces en présence, et notamment l’abondante faune microbiologique située dans les premiers mètres de profondeur du sol.

2 juillet, jardin en biodynamie, 11h.

Nous déambulons dans les jardins de plantes médicinales. Ici, la présence du trèfle permet de nourrir le sol, car ses racines de 6 mètres apportent de la matière organique, des bactéries et de l’eau. Il n’y a pas grand chose à faire à part contribuer humblement à orchestrer la danse du vivant. Avant d’accéder au champ de Calendula, je circule entre les différents espèces de fleurs, toutes utilisées pour la confection de crèmes : « Apocynum cannabinum », « Potentilla erecta », « Lycopus virginicus ». Dans ce jardin confectionné par la main de l’homme, les espèces cohabitent et se synergisent. C’est donc cela l’anthroposophie ? Faire confiance en la nature humaine, rechercher l’harmonie entre l’homme et le monde ? Je crois comprendre qu’il s’agirait même de créer une harmonie entre l’homme et le cosmos, puisque l’agriculture biodynamique s’appuie sur le cycle des planètes pour les travaux des champs.

Et c’est à ce moment là que je fais une découverte intéressante. Mohammed le philosophe nous raconte que cosmétique et cosmos viennent de la même racine, et cela signifierait « mise en ordre, mise en beauté » , en opposition à chaos.

Au delà de l’anthroposophie et de la Lebensreform, cette vision se réclame plutôt du romantisme. La vision romantique critiquait le capitalisme et dénonçait son système de « dépoétisation du monde ». Elle considère son rapport à l’environnement comme utilitaire et prosaïque, l’idée étant de reconnecter avec la poésie, le sens, le sacré, la nature, l’affectif et le spirituel. Chacun doit mener son propre combat, sa propre réforme, pour les droits de l’âme du monde : le liant universel, l’unité, le GRAND TOUT.

Le capitalisme aurait créé un système historique d’enlaidissement du monde

C’est peut-être pour cela que l’essence de Weleda dérange en France : le romantisme , première école de métaphysique du monde détonne avec notre héritage cartésien : cette vision est effectivement trop spirituelle pour nos esprits bien trop carrés. Pourtant Platon déjà évoquait ce concept de « l’anima mundi », où l’idée était de maintenir les liens de l’univers, créer le cosmos et pas le chaos (fracture dualiste).

Ainsi, le capitalisme avec son industrialisation et son urbanisation aurait créé un système historique d’enlaidissement du monde. Pour les romantiques, il existe donc une dimension esthétique de la résistance au capitalisme.

La laideur est devenue banale dans nos villes, dans nos choix vestimentaires, notre langage, notre nourriture, dans nos relations, dans nos modes de vie. Réinventer la société, la remettre en ordre, c’est lui insuffler de la beauté, de la douceur, du symbole, de nouveaux imaginaires, de nouveaux mythes et surtout, surtout … de la poésie. Alors, à quoi  ressemblerait une mise en beauté collective? Peut-être à une société qui replace tout simplement la magie du fonctionnement du vivant au coeur de ses préoccupations. Une union de l’homme et de la nature. On repenserait un vivre ensemble aux propriétés apaisantes, vivifiantes et guérisseuses. On inventerait un baume au coeur collectif, un onguent de paix, un elixir de prospérité ! Associer une crème aux huiles essentielles et un jardin de fleurs à un programme sociétal, c’est en soi de la poésie. Mais la poésie n’est pas toujours comprise par tout le monde…  Alors oui, repoétiser le monde, c’est résister, même si cela doit passer par une crème à la rose musquée ou une fleur de calendula.

Valérie Zoydo

Pour aller plus loin :

Ita Wegman

La théosophie