Danser la vie

La danse, véritable méditation en mouvement, invite au changement personnel, à percevoir le monde avec nos sens, apprendre à se connaître et s’ancrer dans le moment présent. Témoignage d’une « danseuse diurne de la vie ».

12 Août 2016, 18h30, Master Class au Festival de Tango de Catania en Sicile : « Je ne te connais pas mais je sens que tu as peur de mal faire, me dit le Maestro Joe Corbata, droit dans les yeux et en me posant sa main sur mon cœur, « la danse est là pour nous libérer de nos conditionnements familiaux, sociaux, professionnels. Cherche ta liberté. Occupe ton espace, impose-toi, montre-toi, sois une reine. Et n’oublie pas : ne fais pas forcément ce que l’autre attend de toi ». La danse et le corps ne mentent jamais. Outil de connaissance de soi et d’apprentissage de la relation aux autres, elle ressemble à la vie dans son pétillement, sa pulsion, sa complexité, ses nuances, ses méandres, sa beauté, son chaos parfois. Elle révèle surtout qui nous sommes, quels sont les éléments de nous-même qu’il est souhaitable de travailler pour s’élever. « Danser, c’est comme parler en silence. C’est dire plein de choses sans dire un mot », disait le chanteur colombien de salsa Yuri Buenaventura. C’est aussi « s’interroger,aller au plus profond de soi » pour la danseuse Marie-Claude Pietragalla.

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Mon professeur, en observant mon mouvement naturel, a deviné mon syndrome d’ancienne première de la classe. Je travaille sur moi pour m’en libérer mais cela ressort parfois dans mon tango quand je tombe sur un excellent danseur : j’ai peur de ne pas être à la hauteur. « Ne cherche pas à bien faire le mouvement, surtout s’il ne t’a pas été bien indiqué par ton partenaire ! Cherche la vérité, le mouvement juste », insiste Joe. Liberté. Devenir soi. Souveraineté. Justesse. Vérité. Ces mots ont résonné si fort en moi que j’ai été émue comme sous l’effet d’une aiguille d’acuponcture ou entre les mains d’un guérisseur. Le tango a fait de moi un livre ouvert et Joe a lu entre les lignes de certaines de mes quêtes existentielles. J’en suis convaincue, la danse permet d’expérimenter sa spiritualité et la transcendance (trans-en-danse). Car en faisant le choix de danser, j’accepte de me mettre à nu et me livrer à l’impudeur des mouvements du corps pour laisser libre court aux vibrations du cœur et de l’âme.

Des sens à l’essence

J’ai toujours dansé : dans le ventre de ma mère, au rythme de ses pas, après les repas de famille l’été, sur les terrasses de café, dans les kiosques. J’ai sautillé, marché à cloche-pied, fait virevolter ma robe, j’ai roulé des hanches, je me suis enivrée de musique, de temps, de contretemps. Chaque journée où je ne danse pas, n’est-elle pas gaspillée (Nietzsche) ? J’ai voulu tout tester : la danse classique, contemporaine, jazz, la valse, le rock, le hip-hop, la salsa, la danse africaine, le flamenco, le wutao, la danse des 5 rythmes, le Life art, la danse des polarités, le Tango. Je ne suis pas une professionnelle, je suis trop dilettante pour cela. En revanche ces expériences m’invitent à exulter, à renaître parfois, reconnecter avec le souffle, révéler mon féminin et mon masculin, assumer mon instinct et mon animalité. Et parvenir –parfois- à déconnecter du mental. Des sens, je chemine lentement vers l’essence.

« Arracher à l’individu l’essentiel de lui-même, sans autre intermédiaire que son corps et sa voix. »* c’est justement ce qu’a essayé de faire Pina Bausch tout au long de sa carrière de chorégraphe de danse contemporaine. Obsédée par la vérité du mouvement, la fondatrice allemande de la compagnie Tanztheater Wuppertal « théâtre dansé » (ou théâtre d’expériences) interpellait les sens et tournait le dos à la raison. Exit les tabous, le contrôle, les dogmes. Place aux désirs, à la révolte, au lâcher prise. Au lieu de contraindre le mouvement par des règles académiques, Pina l’a libéré en respectant les morphologies et la nature de ses danseurs. « Elle traque les écarts entre l’image que l’on cherche à donner de soi et la personne que l’on est »*. Danser la gaucherie, l’imperfection, réconcilier le corps et l’âme. A travers la danse, Pina a inventé un esperanto, un dialogue interculturel qui met fin à la malédiction de la tour de Babel. Ses vingt danseurs de nationalités différentes nous reliaient dans notre humanité.

On retrouve aussi cette démarche dans la danse des 5 rythmes, qui se veut incarner une métaphore de la vie. Finies les chorégraphies imposées, l’idée est de danser sur les rythmes universels -fluide, staccato, chaos, lyrique et quiétude- et exprimer nos émotions fondamentales. L’enchaînement crée ce qu’on appelle « une vague » qui s’apparente à un voyage dansé, avec soi, l’autre, le groupe. « Chaque rythme opère comme un guide pour voyager à travers les paysages sauvages en soi, et tracer les contours de là où nous en sommes, et où nous allons », expliquait Gabrielle Roth* la créatrice de cette danse dans les années 60. Danseuse et Gestalt Thérapeute, elle a voulu libérer le souffle et toutes les énergies enfermées dans le corps. Difficile de décrire ce que l’on ressent dans cette danse tant elle invite à la déconnexion, au lâcher prise, à l’animalité et au plus profond de nous-même. Les mouvements s’enchainent sans trop réfléchir. Le fluide invite à l’enracinement, le staccato à oser s’exprimer, le chaos au lâcher-prise, le lyrique à se laisser porter par la joie, la quiétude à la paix intérieure. Cette danse improvisée est accessible à tous car elle est en nous, elle permet d’entrer en contact avec nos mouvements créateurs.

 

La danse qui pour moi constitue une école spirituelle de l’abandon reste néanmoins le Tango car il se danse à deux. L’autre est un miroir. Trouver son axe, apprendre à marcher ensemble, faire respecter son territoire, s’affirmer, s’abandonner à l’inconnu, danser avec le chaos de la milonga (le bal), se connecter à soi et à l’autre, être ancré au sol, sont autant de choses que je continue à apprendre. Infinité de possibles, il n’est qu’improvisation et c’est  bien là où il incarne une sorte de sagesse: « Le secret du Tango se trouve dans cet instant d’improvisation qui se produit entre un pas et l’autre. C’est rendre possible l’impossible, danser le silence ! » a dit le danseur argentin Carlos Gavito. Un autre danseur, Dany « El Flaco » Garcia raconte : « Le tango va dans mes oreilles, est filtré par mon cœur, et ressort par mes pieds. » L’important dans le Tango comme dans la vie, c’est le chemin. C’est juste l’histoire de rencontres éphémères, de temps suspendus sur la piste. Une danse avec un partenaire ne ressemblera pas à une autre… C’est l’adaptation, le changement perpétuel. Et dans ces périodes de changements sociétaux, le tango constitue un formidable outil pour comprendre à travers le corps l’acte de s’abandonner à l’incertain, au moment présent. Prendre des risques, avoir la foi en la vie et dissoudre l’ego. Le tango est également un acte d’amour universel, car il invite à partager un moment d’intimité, « l’abrazo », avec différentes personnes lors d’une même soirée. Le danseur et Rudolf von Laban l’attestait : « La danse joue un rôle capital dans les relations humaines, elle est une école du comportement social, de l’harmonie du groupe. La danse est l’école de la générosité et de l’amour, du sens de la communauté et de l’unité humaine ».

 

19h45, le cours touche à sa fin. Joe Corbata nous invite désormais à oublier la technique et à se connecter à son partenaire par un « eye contact » (se regarder dans les yeux en silence) avant d’entamer une danse, les yeux fermés, cœur à cœur, souffle contre souffle sur le thème de Cinema Paradiso. En m’attardant sur les paroles de la musique composée par Ennio Morricone, j’ai compris ce que le professeur souhaitait nous transmettre : « Si pendant un jour, tu pouvais voir à travers mes yeux la beauté et la joie que je vois en toi (…) Si pendant un jour, tu pouvais voir à travers mon cœur le désir et la nostalgie, alors tu saurais ce que je ressens quand j’écoute ton cœur, et quand je te bois dans mes bras, te respire avec mon âme. Nous sommes un. Ne l’oublie jamais. »

 

Valérie Zoydo

 

*numéro spécial hors-série du magazine Danser paru en juillet 2009

*dans un entretien au magazine CLES