Je suis remontée dans l’arbre

A la PUR Farm, près de Chiang Maï, on entend le bruit de la forêt qui pousse. Son fondateur, Tristan Lecomte a misé sur l’arbre, selon lui le meilleur investissement qui existe. Il expérimente l’agrofesterie, l’agroécologie et la compensation carbone, en faisant le grand écart entre petits producteurs, ONG et multinationales. Entre autonomie alimentaire, lutte contre le réchauffement climatique et spiritualité, l’arbre est le berceau et la condition de l’humanité, et un maître de vie si on prend le temps de l’écouter.

Cette nuit-là, je n’ai pas réussi à dormir, maintenue éveillée par l’énergie du lieu mais aussi par le chant des coqs  qui résonnait de village en village comme les ricochets d’un caillou sur l’eau. J’ai pensé à ce poème de Baudelaire, Correspondances. « La Nature est un temple où de vivants piliers ; Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L’homme y passe à travers des forêts de symboles ; Qui l’observent avec des regards familiers ». Sorte d’expérience méditative et mystique, j’ai ressenti un profond réveil des sens et de l’essence, une compréhension de l’équilibre entre l’ombre et la lumière. « Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Il n’y avait plus de passé, plus d’avenir. Plus d’attachement, ni de jugements. Seule a existé la puissance du moment présent, de l’ancrage, des racines, des plantes, du lien avec la terre et le ciel, de la symbiose entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. La forêt… Nous nous y sommes promenés tout au long de notre périple au même titre que nous avons cheminé sur plusieurs niveaux de conscience.

 

Mardi 10 novembre 2015. 19h. Don Jiang. Eclairés à la lueur de la lune et de quelques bougies, nous bavardons autour de la table basse en teck, sur la terrasse de la maison construite par le fermier Khun Anan avec du bambou des alentours. Des insectes virevoltent autour des lanternes solaires jusqu’à l’épuisement. Au milieu des arbres, dressée sur des pilotis, la ferme m’évoque l’univers sensuel des films asiatiques où la chaleur moite ralentit le rythme des coeurs et invite à la transcendance. Dans ce clair-obscur aux effluves de citronnelle, je suis accompagnée par quatre autres journalistes -Hélène, Arthur, Baptiste, Frédéric- notre photographe Christian, et Emma, co-organisatrice du voyage aux côtés de Tristan, notre hôte. Il est installé dans le nord de la Thaïlande depuis cinq ans.

 

Nous sommes, à une heure de Chiang Maï à la PUR FARM, un projet pilote de quatre hectares qu’il a impulsé aux côtés de Khun Anan et de son frère, Khun Sunan.  Il y développe des méthodologies « low-tech » à travers son entreprise PUR Projet qui gère 155 sites de plantation dans 30 pays. Dans ce laboratoire de l’autonomie et du vivant, Tristan Lecomte fait de l’arbre un trait d’union entre petits producteurs et chamanes, ONG et multinationales, pour trouver -ensemble- des réponses aux problématiques du sol, de l’eau, la biodiversité, du climat, et de l’autonomie alimentaire. En attendant, dans un contexte de changement climatique, l’enjeu est de taille. Depuis 8 ans, PUR PROJET a replanté 5 millions d’arbres et on en coupe 10 millions chaque jour. « Si nous voulions compenser l’empreinte carbone annuelle mondiale avec des arbres, nous devrions en planter 90 milliards par an », reconnaît Tristan. Son utopie, c’est celle de développer ces projets à grande échelle en créant des ponts entre les mondes, aussi capitalistes soient-ils. « Mieux vaut allumer une bougie que maudire les ténèbres. », nous dit-il, en citant Lao Tseu. D’ici 2020, 15 à 20 millions d’arbres sont en commande.

 

 

19H30. Fraichement sortie d’une douche à l’eau froide installée dehors sur le bas côté de la maison, je ressens que tout semble avoir une saveur particulière. Comme ce jus d’hibiscus du jardin, offert à notre arrivée après plus de 15 heures de voyage. Dans la PUR Farm, les fruits, les légumes et le riz que nous mangeons ont été produits sur place et préparés par des femmes venues nous faire la cuisine. Nous dégustons nos repas par terre, assis en tailleur sur des coussins et des tapis tressés. A 9000 km du bithume gris de Paris, la pénombre est douce, porteuse d’espoir et de songes. Je me porte volontaire pour accompagner Tristan acheter des bières dans un boui-boui perdu au milieu d’une route. Nous partons sur les chemins de terre sans lumière. Tristan est calme. Il passe d’une conversation à l’autre : son fils Tibet, les plantes qui guérissent, son amitié avec un chamane au Pérou. Arrivé à destination -un logement de fortune en plein air-, un monsieur édenté nous accueille d’un sourire sincère, sans complexe, entrecoupé d’une blague. « Il te demande si tu restes ici longtemps, car sinon, il t’invite demain soir à diner » me traduit Tristan qui parle un Thaïlandais impeccable. Il ne manque pas de me raconter une anecdote -un zeste hilare- d’une soirée un peu trop arrosée dans cet endroit isolé, le seul pour faire la fête à des kilomètres à la ronde. Sur le mur, est accrochée une photo du roi de Thaïlande : Tristan me raconte son admiration pour ce souverain : depuis 1975, il prône la production locale et l’autosuffisance. Mystérieux personnage ce Tristan Lecomte. Tantôt masculin, féminin, yin et yang, Homme, enfant, business man et apprenti-chamane. Je m’interroge : comment a-t-il fait pour mener à bien ce projet en plein milieu de la jungle à des dizaines de milliers de kilomètres de la France ? Qu’est venu faire cet ancien diplômé d’HEC à s’embourber au milieu de rien, lui qui a été contrôleur de gestion chez L’oréal ? Et Tristan de confirmer « Quand je suis arrivé, tout était désert, les sols étaient épuisés ».

 

 

20h30. Retour à la Pur Farm. Malgré l’obscurité, le vivant continue son œuvre : la nature grouille, effervescente, imprévisible et pourtant sereine. Elle EST. On entend les murmures cadencés de la forêt qui pousse : et pour cause, depuis 5 ans 27 000 arbres ont été plantés grâce à une des expérimentations phares de la PUR FARM l’agroforesterie. Ce modèle proche de la permaculture consiste à planter des arbres au milieu des champs et des élevages, à « travailler avec les forces en présence » et surtout réintroduire du vivant dans les sols. Inspiré par la vision du japonais Masanobu Fukuoka, « la révolution d’un seul brin de paille », il s’agit d’accompagner la symbiose de la nature. Fukuoka , riche de ses racines zen, taoiste, shinto et bouddhiste, propose une unification spirituelle entre elle et l’Homme. Il nous invite à la percevoir comme un tout, non-différenciable. C’est la philosophie du non-agir et du lâcher prise. Et le rôle de l’arbre dans cette histoire ? Recréer de la biomasse, car « ce n’est pas le sol qui fait l’arbre, mais l’arbre qui fait le sol », nous raconte Tristan. Sans oublier « la gestion de l’ombre et la lumière ».

 

Ainsi, les agriculteurs combinent différentes espèces, de différentes hauteurs aux fonctions complémentaires pour l’écosystème : des manguiers, des macadamias, du teck, de l’acajou, du padouck, du café etc. Du coup, le sol se révèle alors bien plus riche pour la culture du riz, dont le rendement peut être multiplié par trois, grâce à une autre technique le SRI. Le système de Riziculture intensive n’utilise ni engrais ni pesticides. L’astuce : planter un seul grain de riz au lieu de trois, pour donner plus de racines dans moins d’eau. Entre le jardin agroforestier, le maraîchage, et les élevages en plein air, le maître mot est l’interdépendance : on n’exploite pas, on co-crée. Les canards, les cochons, les poules, les grenouilles, les insectes, tout le monde s’y colle. Par exemple, dans le cadre d’une autre technique appelée le Rice ducking, une vingtaine de canards sont invités à piétiner librement une petite parcelle de riz de 0,15 hectares, résultat : ils aèrent les sols qu’ils fertilisent grâce à leur fientes (le tout gratuitement et dans la bonne humeur). Actuellement, 70% des surfaces cultivées sur la planète, sont dédiées à l’élevage du bétail. L’industrie agroalimentaire a poussé certains petits producteurs à déforester pour produire des champs céréaliers, comme du maïs, destinés à son alimentation. « Nous on les invite à reforester » insiste Tristan et d’ajouter : « ce genre de modèle écologiquement intensif  représente une alternative par rapport au problème de la déforestation, causés principalement par l’agriculture selon la FAO ».

Vendredi 13 novembre 2015. Nous avons quitté les mystères, « la ténébreuse et la profonde unité* » de la nature pour finir notre séjour dans une autre jungle, à Bangkok. Nous avons assisté à une rencontre entre Tristan et ses partenaires de chez Accor, au Sofitel, un de leurs hôtels de luxe, à l’occasion d’une Soirée caritative « Election Miss Tree » et du lancement des PUR Produits (Riz, cafés et oeufs frais). Accor, comme Nespresso, Chanel, Caudalie ou Clarins se sont engagés avec Pur Projet dans la démarche d’insetting : les économies qu’ils réalisent en améliorant leur empreinte carbone sont réinvesties dans la reforestation, l’amélioration des sols et de la qualité des produits qu’ils achètent, une sorte de « Business Model » circulaire et vertueux. Tristan est venu avec des produits de sa ferme et des sacs tissés par les femmes du village karen de Huoy Pha, une minorité ethnique tibéto-birmane à qui nous avions rendus visite la veille. Les paysans de cette région, ont eux aussi fait le pari comme Kun Anan et Kun Sunan de l’agroforesterie.

Pour l’occasion, les employés de la chaine hôtelière se sont confectionnés un déguisement en arbre ou en tout autre parure qui ferait allusion aux questions d’environnement. Il s’agit d’un concours sous la forme d’un défilé, avec un podium, un animateur, des paillettes, de la musique très, très commerciale, un public sur son 31, bref, tous les ingrédients d’une soirée kitsch, du monde d’hier. « La compétition, le luxe, le mauvais goût, quel choc culturel après la jungle ! »… murmure mon ego écolo. J’observe Tristan, comme une sorte de phare dans la tempête, et il garde ce sourire d’enfant, intact, cette joie qu’il a incarné ces jours-ci. Au début, je lui en ai un peu voulu, je me suis sentie trahie dans mes convictions. Fait-il des compromis ? me suis-je demandée. Au menu de nos assiettes, de la charcuterie française, du vin français… Mais à côté de ces ingrédients qui font exploser le compteur de notre empreinte carbone, il y a… une petite boule riz. Le fameux riz produit par Kun Sunan et Kun Anan, et les villageois de Don Jiang, Sans pesticides, sans engrais, avec l’aide des canards lâchés en plein air. « C’est pour la présence de cette petite boule de riz dans cette assiette que Tristan se bat » tempère Emma, « il est patient, ne juge pas. C’est un début, une ouverture vers un autre niveau de conscience ». Après être remontée dans l’arbre, je suis redescendue sur terre. Et je mesure le sens du mot Humus « humilité ».

 

Samedi 14 novembre 8h. Ambassador Hotel Bangkok

Nous apprenons les attentats de Paris. L’effroi et la violence des images que nous recevons à distance contrastent avec la lumière et l’amour que j’ai reçu dans la forêt. Qu’avons nous fait collectivement pour engendrer cette haine ? Sortir de la dualité, encore et toujours, ne plus juger. Accepter, lâcher prise. Je voulais sauver le monde, suis-je seulement capable de sauver le mien? Puis, je me souviens des arbres, cette nuit là, de cet état de paix, de l’unité de la nature, du brin de paille de Fukuoka. Nous sommes un. Ne pas oublier la petite boule de riz au milieu de l’assiette, et toujours la cultiver en moi. Et surtout remonter dans l’arbre, celui de mon enfance, sur lequel j’ai déposé mes rêves de petite fille et mon amour du vivant.

 

Valérie Zoydo

 

*extrait du poème de Baudelaire